LA VALEUR DU TRAITÉ DANS L’ORDRE JURIDIQUE INTERNE DE LA COTE D'IVOIRE
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LA VALEUR DU TRAITÉ DANS L’ORDRE JURIDIQUE INTERNE DE LA COTE D'IVOIRE

Dernière mise à jour : 18 mars 2019

De façon générique, la constitution se conçoit comme étant un texte (loi fondamentale) ou exceptionnellement une coutume dont la fonction est d’énoncer les règles relatives à la forme de l’Etat, au statut des gouvernants et aussi à l’exercice du pouvoir politique.

Au XXe siècle, Hans Kelsen, figure emblématique du droit, a développé dans son ouvrage dénommé Théorie pure du droit, le concept de hiérarchie des normes. Kelsen affirmera que : « l’ordre juridique n’est pas un système de normes juridiques placées au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide, ou une hiérarchie, formée de certains nombres d’étages ou couches de normes successives ». Pour lui, une norme n’a de valeur qu’en raison de sa conformité à la norme qui lui est directement supérieure. Ainsi, dans le système de la pyramide des normes, on trouve au sommet de la hiérarchie la « norme-mère » (Grundnorm), celle qui commande tout le système juridique, à laquelle sont subordonnées directement ou indirectement toutes les autres normes.

Au-dessous d’elle se situent d’autres normes, placées sur le même plan, qui à leur tour commandent à d’autres lesquelles mêmes s’imposent à celles qui les suivent et ainsi de suite. Très rapidement, l’idée de la suprématie de la constitution, ayant été mise en avant au-dessus de cette pyramide proposée par Kelsen, s’est imposée de façon évidente, étant donné que c’est la norme fondamentale qui crée juridiquement les Etats. Toutefois, cette suprématie, aujourd’hui, est sévèrement remise en cause compte tenu de la place de plus en plus importante occupée par le traité dans la vie des Etats.

Quelle norme occupe le sommet de la pyramide des normes de Kelsen en droit ivoirien ? C’est cette interrogation qui nous pousse à étudier ce thème que nous vous proposons d’analyser en ce jour.

Notre loi fondamentale à ce sujet dispose ceci : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque traité ou accord, de son application par l'autre partie. » (Article 123 de la constitution ivoirienne).

Cette disposition reprise de l’article 55 de la constitution française nous laisse perplexe sur la place réelle du traité dans le droit ivoirien.

Avant d’envisager toutes tentatives de réponses sur ce sujet, il conviendra d’entamer nos propos en exposant sur les deux idées qui prévalent sur la place du traité dans le droit interne.


1. De la primauté du traité dans l’ordre interne des Etats.

Selon cette thèse, tenue notamment par les tenants de l’école normativiste autrichienne (Kunz, Kelsen…), plus précisément le monisme avec primauté du droit international, le droit interne dérive du droit international, car c’est ce dernier qui conditionne le droit interne. Pour eux, les rapports entre droit international et droit interne serait comparable à ceux existant, dans un Etat fédéral, entre le droit des Etats membres et le droit fédéral. Et donc, les normes des entités fédérées, ici ceux du droit onterne, en l’occurrence les normes constitutionnelles, doivent se soumettre aux normes fédérales, le traité dans notre cas échéant. Pour continuer dans cette même veine, on peut ajouter le fait que l’ordre international prime sur l’ordre interne dans la mesure où le droit international repose sur le principe « pacta sunt servanda [1]». De ce fait, un Etat, sous prétexte de respecter une norme de droit interne, ne peut refuser d’honorer ses engagements internationaux qu’il aurait souscrits. Se faisant, l’Etat porterait atteinte à ce principe sacrosaint du droit international. Une telle atteinte pourrait déboucher sur le champ de la responsabilité de l’Etat pour inexécution de ses obligations. Pour aller plus loin dans cette optique, certains Etats vont même donner de façon expresse, par le biais de leur constitution une valeur supérieure au traité. Tel fut le cas des Pays-Bas dans son ancienne constitution de mai 1953 en ces termes : « Si l'évolution de l'ordre juridique international l'exige, des traités pourront être conclus en dérogation à la constitution ».

Cette approche est foncièrement distincte de l’autre que nous verrons dans les lignes qui suivront.


2. De la primauté de la constitution dans l’ordre juridique interne des Etats

Mot magique et caractéristiques essentielles de l’Etat de droit, l’avènement de la constitution représente un moment privilégié dans la vie d’un peuple. En effet cette dernière coïncide avec l’achèvement d’un processus de rationalisation et plus encore de nationalisation du pouvoir. Comme le mentionne l’article 16 de la déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ». C’est dire que cette norme est le point d’encrage des fondements de toute société organisée sur terre : c’est l’acte de naissance de l’Etat. Par elle, on établit les règles qui vont guider la course au pouvoir, on détermine la forme de l’Etat (unitaire ou fédéral), le régime politique (présidentiel ou parlementaire), ou encore la forme républicaine ou monarchique de l’Etat. Bref, c’est d’elle que découle toutes les autres normes. C’est encore elle, qui va déterminer les autorités compétentes pour représenter l’Etat dans les négociations internationales ou encore la manière dont la norme internationale sera reçue dans l’ordre juridique interne ou encore les conditions dans lesquelles la norme internationale peut être conforme ou pas à elle ; mais aussi et surtout sa place dans la hiérarchie des normes : Au commencement était la constitution, par laquelle l’Etat est juridiquement né, et c’est cet Etat qui va négocier et signer les traités. En clair c’est la Constitution qui est à l’origine de tout : Etat, loi ordinaire ou organique.... Face à ce constat, comment une autre norme venant en plus, d’un autre ordre juridique pourrait s’imposer face à elle ?

Quid de la pratique des Etats, spécifiquement l’Etat de Côte d’ivoire sur la place du traité dans l’ordre juridique interne ?


3. L’état de la pratique

Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’article 123 de la constitution de 2016 de l’Etat ivoirien est la copie conforme de celui de l’article 55 de la constitution française. Cet article fixe clairement la suprématie des traités sur les lois. Mais ne visant que les lois, elle ne règle pas le problème essentiel qui est le suivant : constitution ou traité, lequel l’emporte sur l’autre ?

La solution dépendra du cadre dans lequel on se situe, car il existe plusieurs ordres juridiques, par exemple l’ordre juridique national et l’ordre juridique internationale ; et les solutions retenues diffèrent les unes des autres. En effet, dans le droit international, celui des rapports entre les Etats, le droit international a une supériorité sur les constitutions des Etats. Ce principe est affirmé par les juridictions internationales, devant lesquelles peuvent être engagée la responsabilité d’un Etat. En revanche, dans l’ordre interne ou plus précisément dans les Etats ayant retenu la disposition de l’article 55 de la constitution française, c’est la primauté de la Constitution qui prévaut.

Ainsi, étant donné que la pratique ivoirienne dans ce domaine est quasi-inexistante, nous allons nous appuyer sur l’état de la pratique en droit français.

En France, la latitude est laissée aux entités juridictionnelles pour interpréter les dispositions de la norme fondamentale en cas de conflits de normes.

C’est le juge administratif qui sera le premier à tenter de prévenir les conflits de norme par le biais de la technique de l’interprétation conforme. Dans une décision du conseil d’Etat en date du 3 juillet 1996, l’arrêt Moussa Koné, le Conseil d'Etat se livre ainsi à une interprétation d’un accord franco-malien d’extradition à la lumière du principe constitutionnel selon lequel l'Etat doit refuser l’extradition d'un étranger lorsqu'elle est demandée dans un but politique. Cet exercice peut conduire à une interprétation constructive du traité : en l’espèce, alors que l’accord ne prévoyait la possibilité pour les Etats parties de refuser une extradition que lorsque l’infraction pour laquelle elle est demandée est une infraction politique, le Conseil d'Etat juge que ces stipulations ne sauraient limiter le pouvoir de l'Etat français à refuser l'extradition dans ce seul cas. Le faisant, le conseil d’Etat fait valoir un principe à valeur constitutionnel (principe constitutionnel reconnu par les lois de la République) sur une convention internationale. Toujours dans le même ordre d’idée l’arrêt Sarran en date du 30 août, va confirmer expressément que la suprématie conférée aux engagements internationaux par l’article 55 de la Constitution « ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ». Dans cette décision, il refuse ainsi d’examiner la conformité de l’article 76 de la Constitution relatif à la consultation des populations de la Nouvelle-Calédonie aux stipulations du pacte des Nations unies sur les droits civils et politiques et de la Convention EDH. En outre, en matière de norme internationale l’article 54 de la constitution française dispose :« Si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l'une ou l'autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après révision de la Constitution ».

Ainsi, le conseil constitutionnel saisi sur ce fondement, a déclaré un traité contraire à la Constitution, l’Etat a donc le choix entre procéder à une révision de la Constitution ou abandonner le processus de ratification.


Pour revenir au droit ivoirien, la pratique qui est certes inexistante en matière jurisprudentielle sur ce sujet pourrait dans un autre contexte être appréciée au niveau de la procédure d’élaboration du traité, plus précisément dans la phase de ratification. Au sens des dispositions de l’article 14 de la convention de vienne sur le droit des traités, il expressément affirmé que le consentement d’un Etat à être lié par le traité s’exprime par la ratification. La ratification est l’acte par lequel les organes internes de l’Etat, compétents pour l’engager sur le plan international, approuvent la signature d’un traité. Le traité régulièrement ratifié est intégré dans la législation nationale.

Or, en vertu des dispositions de l’article 119 alinéa 1 de la constitution ivoirienne, il appartient au Président de la République de procéder à la ratification des traités et accords internationaux. Le Président a donc reçu les pleins pouvoirs pour donner le consentement de l’Etat à être lié par le traité sur la scène internationale. Ce pouvoir est sans limite pour les traités autres que les traités de paix, les traités ou accords relatifs à la création d’organisations internationales ou ceux qui modifient les lois internes. A l’inverse, pour ces actes précités, le pouvoir de ratification du Président de la République est limité dans la mesure où il doit absolument suivre certaines procédures. Ainsi, les traités de paix, les traités ou accords relatifs à la création d’organisations internationales, ceux qui modifient les lois internes de l'Etat ne peuvent être ratifiés qu'à la suite d'une loi[2]. Cette loi est appelée loi d’habilitation ou loi d’autorisation en vue de la ratification du traité. Il s’agit donc des traités ou accords internationaux dont la ratification est subordonnée à une loi d’habilitation émanant du parlement étant entendu que pour la ratification des autres traités ou accords internationaux, il n’est pas requis de lois d’habilitation, le Président de la République pouvant agir en toute liberté. Il existe plusieurs lois d'habilitation prises par le parlement autorisant le Président a passé des accords internationaux.

Cette loi est obligatoirement soumise au contrôle du Conseil Constitutionnel qui pourra user de son pouvoir de contrôle de constitutionnalité de la loi pour refuser la mise en application de l’acte s’il est contraire à la constitution ou donner son accord s’il est conforme à la constitution. La loi d’autorisation en vue de la ratification est soumise au contrôle du Conseil Constitutionnel (Article 120 alinéa 2). Cette autorité lui est expressément reconnue par l’article 122 de la constitution ivoirienne, qui dispose que « Si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, le Président de l'Assemblée nationale ou du Sénat ou par un dixième au moins des députés ou des sénateurs, a déclaré qu'un traité ou un accord international comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de le ratifier ne peut intervenir qu'après la révision de la Constitution. ». En référence à cette disposition, on peut affirmer que les traités ou accords internationaux visés plus haut sont soumis à un contrôle obligatoire et ce contrôle doit intervenir avant la ratification. C’est par l’intermédiaire du contrôle de constitutionnalité de la loi que le juge en arrive à contrôler le traité ou l’accord international et la saisine du Conseil Constitutionnel ou à ¼ au moins des députés. Le Conseil Constitutionnel saisi dispose d’un délai de 15 jours pour statuer à partir de la saisine (Article 113). Ce délai est ramené à 08 jours en cas d’urgence.

Lorsque le traité ou l’accord international est jugé conforme à la constitution, sa ratification peut intervenir. En revanche, lorsque le traité est reconnu contraire à la Constitution, il ne peut être ratifié qu’après la révision de la Constitution. Ainsi, c’est de la conformité à la constitution que dépend l’application d’un traité dans l’Etat de Côte d'Ivoire. Un traité contraire à la constitution ne peut être appliqué à moins qu’il ait été rendu conforme à la constitution par la révision de celle-ci.

Par conséquent, nous pouvons nous aventurer en affirmant qu’en droit ivoirien, le traité est supra-legem mais infra-constitutionnel, en d’autres mots, il est supérieur aux lois (organiques, ordinaires) mais inférieur aux normes de nature constitutionnelle dont il en dépend.



M. EMMANUEL BADA et M. ALBAN BLEA

[1] Le respect de la parole de l’autre/ Le respect des engagements convenus


[2] Article 2à alinéa 1er de la constitution ivoirienne de 2016

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