Le Tchad est une ancienne colonie française qui a été gouvernée entre 1982 et 1990 par le parti unique du Président Hissène Habré. Son régime a été marqué par des violations graves des droits de l'homme et par des campagnes de violence à l'encontre de la population tchadienne, notamment contre les minorités ethniques comme le peuple Sara, Hadjerai, Zaghawa ou les Arabes tchadiens. Hissène Habré a été renversé du pouvoir en décembre 1990 et son successeur, le Président Idriss Déby, a immédiatement établi une Commission d'enquête afin de mener des investigations sur les crimes commis pendant le régime précédent. En 1992, la Commission a recommandé d'entamer des poursuites judiciaires à l'encontre des auteurs présumés des atrocités commises, y compris Hissène Habré, qui s'était réfugié au Sénégal. Malgré des tentatives de poursuites pénales au Sénégal et ensuite en Belgique, il a fallu attendre une décision de la Cour internationale de justice du 20 juillet 2012 ordonnant à la République du Sénégal de poursuivre ou extrader Hissène Habré, afin de finalement aboutir à une perspective réelle de poursuites judiciaires. À la suite de la décision de la Cour internationale de justice, le Sénégal s'est activement engagé dans les négociations avec l'Union africaine. La Conférence des chefs d'États et de gouvernements de l'Union africaine a demandé au Sénégal d'analyser, conjointement avec la Commission de l'Union africaine, les modalités de poursuites des crimes commis au Tchad entre 1982 et 1990. Par la suite, le Sénégal a introduit une modification dans sa Constitution et a signé un accord avec l'Union africaine le 22 août 2012 portant sur la création d'un tribunal spécial au sein du système judiciaire sénégalais. En décembre 2012, le Sénégal a adopté une loi permettant la création de cette instance juridique spéciale, dont le Statut a été adopté le 30 janvier 2013 et qui a été inaugurée le 8 février 2013 en tant que Chambres africaines extraordinaires. Selon certains experts de la justice pénale internationale, ces Chambres sont des tribunaux de types "internationalisés" bien qu'elles soient les "plus nationales" dans cette catégorie. Analyser exhaustivement les chambres extraordinaires Africaines nous permettrait de mieux cerner son aspect primordial dans l’affaire Hissène Habré et ses caractéristiques spécifiques dans son fonctionnement et son organisation.
Comment se présentent les Chambres Africaines Extraordinaires ? Et quelle a été leur importance dans l’affaire Hissène Habré ?
Les Chambres Africaines Extraordinaires sont une sorte de juridiction ad hoc dont la création s’est manifestée dans des conditions très délicates. Cependant, il n’est pas à omettre que ces juridictions de type particulier résultent d’une situation bien particulière qui requiert notre attention à savoir l’affaire qui en est la source essentielle de leur création.
I- Présentation des Chambres Africaines Extraordinaires
Les Chambres Africaines Extraordinaires ont une composition et une organisation spéciales. Elles ont un fonctionnement qu’il convient d’étudier et elles disposent de certaines compétences qui leurs sont reconnues dans leur Statut.
A- Organisation et composition des Chambres Africaines Extraordinaires
Les Chambres africaines extraordinaires ont été créées au sein des juridictions sénégalaises, à savoir le Tribunal régional hors classe de Dakar et la Cour d’appel de Dakar. Elles sont organisées selon leur Statut[1] qui a pour objet de mettre en œuvre la décision de l’Union africaine relative à la poursuite par la République du Sénégal des crimes internationaux commis au Tchad entre le 7 juin 1982 et le 1er décembre 1990, et conformément aux engagements internationaux du Sénégal[2].
Les Chambres africaines extraordinaires (CAE) au sein des juridictions sénégalaises sont composées de quatre chambres[3], d’un ministère public, d’un greffe central, d’une administration et d’une cellule de communication. La chambre d’assises a été constituée après la clôture de l’instruction et la décision de la chambre d’instruction de renvoyer en procès M. Hissène Habré.
1- Les quatre chambres extraordinaires africaines
Selon le Statut des Chambres Africaines Extraordinaires[4], La Chambre africaine extraordinaire d’instruction du Tribunal Régional Hors Classe de Dakar sera composée de quatre (4) juges d’instruction titulaires de nationalité sénégalaise et deux (2) juges suppléants de nationalité sénégalaise nommés par le Président de la Commission de l’Union africaine sur proposition du Ministre de la Justice du Sénégal[5].
La Chambre africaine extraordinaire d’Accusation[6] de la Cour d’Appel de Dakar est composée de trois (3) juges titulaires de nationalité sénégalaise et d’un (1) juge suppléant de nationalité sénégalaise nommés par le Président de la Commission de l’Union africaine sur proposition du Ministre de la Justice du Sénégal[7].
La Chambre africaine extraordinaire d’Assises de la Cour d’Appel de Dakar[8] est composée d’un Président, de deux (2) juges titulaires de nationalité sénégalaise et de deux (2) juges suppléants de nationalité sénégalaise nommés par le Président de la Commission de l’Union africaine sur proposition du Ministre de la Justice du Sénégal. Le Président de la Chambre est ressortissant d’un autre Etat membre de l’Union africaine[9].
La Chambre africaine extraordinaire d’assises d’Appel[10] est composée d’un Président, de deux (2) juges titulaires de nationalité sénégalaise et de deux (2) juges suppléants sénégalais nommés par le Président de la Commission de l’Union africaine sur proposition du Ministre de la Justice du Sénégal. Le Président de la Chambre est ressortissant d’un autre Etat membre de l’Union africaine.
Les juges sont choisis parmi des personnes jouissant d’une haute considération morale, connus pour leur impartialité et leur intégrité et ayant exercé les fonctions de juges pendant au moins dix (10) ans. Les Présidents des Chambres africaines extraordinaires d’assises et d’appel doivent réunir en plus les conditions requises dans leurs États respectifs pour l’exercice des plus hautes fonctions judiciaires[11].
2- Le Ministère Public
Par ailleurs, en ce qui concerne le Ministère Public[12], Le Procureur général représente en personne ou par ses adjoints le ministère public auprès des Chambres africaines extraordinaires. Le Procureur général[13] et ses trois (3) adjoints de nationalité sénégalaise sont nommés par le Président de la Commission de l’Union africaine sur proposition du Ministre de la Justice du Sénégal. Les Procureurs doivent jouir d’une haute considération morale, être connus pour leur impartialité et leur intégrité, et avoir une expérience professionnelle d’au moins dix (10) ans, et une grande expérience des enquêtes et des poursuites pénales. Les Procureurs exercent leurs fonctions en toute indépendance. Le ministère public exerce l’action publique devant les Chambres africaines extraordinaires et sauf disposition contraire du présent Statut. Il dispose, à cet effet, des pouvoirs qui lui sont conférés par le Code de procédure pénale sénégalais.
3- Le Greffe
S’agissant du Greffe, Les Chambres africaines extraordinaires sont assistées d’un ou de plusieurs greffiers dont les attributions sont déterminées conformément au Code de procédure pénale sénégalais. Les Greffiers des Chambres africaines extraordinaires sont nommés par le Ministre de la justice du Sénégal[14].
4- L’administration des chambres africaines extraordinaires
Le Ministre de la justice de la République du Sénégal nomme un Administrateur des Chambres africaines extraordinaires. L’Administrateur[15] est en charge des aspects non-judiciaires de l’administration et du service des Chambres africaines extraordinaires. Il gère également les ressources en personnel des Chambres africaines extraordinaires en collaboration avec les différents Présidents de chambres et le Ministère public. L’Administrateur est assisté, dans l’exercice de ses fonctions, par le personnel nécessaire au fonctionnement des Chambres africaines extraordinaires.
L’Administrateur représente les Chambres africaines extraordinaires dans leurs relations avec la communauté internationale, y compris avec le Comité de Gestion établi par le Document Final de la Table ronde des donateurs du 24 novembre 2010.
L’Administrateur des Chambres africaines extraordinaires peut conclure les accords appropriés pour la mise en œuvre d’actions de sensibilisation et pour informer l’opinion publique africaine et internationale au sujet du travail des Chambres africaines extraordinaires.
L’Administrateur est chargé d’orienter et d'aider de toute manière appropriée les témoins et les victimes qui comparaissent devant les Chambres africaines extraordinaires ainsi que les autres personnes auxquelles les dépositions de ces témoins peuvent faire courir un risque, ainsi que de prévoir les mesures et les dispositions à prendre pour assurer leur protection et leur sécurité. A cet effet, l’Administrateur coordonne son action avec les gouvernements du Tchad, du Sénégal et d’autres États concernés.
L’Administrateur contribue à l’établissement d’un mécanisme de coopération judiciaire entre le Sénégal et d’autres Etats.
B- Fonctionnement et compétence DES CAE
1- Compétence
• Compétence temporelle et géographique
Les Chambres africaines extraordinaires (CAE) ont une compétence temporelle et géographique restreinte aux crimes internationaux commis au Tchad durant le régime de l’ancien président Hissène Habré. Elles sont chargées de « poursuivre et juger le ou les principaux responsables des crimes et violations graves du droit international, de la coutume internationale et des conventions internationales ratifiées par le Tchad, commis sur le territoire tchadien durant la période allant du 7 juin 1982 au 1er décembre 1990[16] ».
Lesdites chambres en raison de leur compétence temporelle ont une courte durée de vie. Elles sont dissoutes de plein droit une fois que les décisions auront été définitivement rendues. Les dossiers sont archivés au Greffe de la Cour d’appel de Dakar une fois que les Chambres africaines extraordinaires auront été dissoutes. Les juridictions nationales sont en charge de toutes les questions qui pourraient survenir postérieurement à la dissolution des Chambres africaines extraordinaires[17].
• Compétence matérielle
Les Chambres africaines extraordinaires (CAE) ont une compétence à l’égard du crime de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et de la torture, tels que définis dans son Statut[18]. Ces crimes sont réputés imprescriptibles[19]. En matière de droit, les CAE appliquent les dispositions du Statut, inspiré des statuts des tribunaux à caractère international. Pour les cas non prévus au Statut elles appliquent la loi sénégalaise[20].
• Responsabilité pénale individuelle
Les Chambres africaines extraordinaires (CAE) sont compétentes à l’égard des personnes physiques, en tant qu’auteurs ou complices. Le statut des CAE exclut la possibilité qu’un accusé puisse être exonéré de sa responsabilité pénale du fait de sa qualité officielle, qu’il soit chef d’Etat, de gouvernement ou haut fonctionnaire. Il intègre au contraire la responsabilité d’un supérieur hiérarchique pour des actes commis par ses subordonnés. Le fait d’avoir agi sur ordre d’un supérieur hiérarchique ne peut être exonérer un accusé de sa responsabilité, mais peut être considéré comme un motif d’atténuation de la peine[21].
Il en va de même pour une éventuelle amnistie accordée à un accusé[22].
Pour l'instant, l'unique procès prévu est celui concernant Hissène Habré mais la compétence des Chambres n'est cependant pas limitée à cet accusé.
2- Fonctionnement
Dans le fonctionnement des CAE, l’enquête est menée par le procureur. L’action publique ne peut être mise en mouvement que par le ministère public près les Chambres africaines extraordinaires. Le Procureur peut ouvrir une information d'office ou sur la foi des renseignements obtenus de toutes sources, notamment des gouvernements, organisations internationales et non-gouvernementales ou sur plaintes des victimes sans préjudice de leur lieu de domiciliation[23]. Les Chambres africaines extraordinaires prennent toutes les mesures nécessaires pour la coopération judicaire, la réception et l’utilisation, en cas de besoin, des résultats des enquêtes menées par les autorités judiciaires d’autres États pour les crimes visés par le présent Statut. Elles peuvent solliciter tous transferts de poursuite pénale et dans ce cadre valider les procès-verbaux et tout élément de preuve établi par les autorités compétente des pays requis[24].
En ce qui concerne le procès, il est mené conformément au Code de procédure pénale sénégalais qui s’inspire essentiellement de la procédure « inquisitoire » du droit civil français, plutôt que de la procédure « accusatoire » utilisée par les juridictions anglo-saxonnes de droit coutumier (« common law »). Le Président de la Cour a un rôle direct en interrogeant lui-même les accusés et les témoins. Le Procureur et les avocats de la défense et ceux des parties civiles peuvent également poser des questions aux accusés et aux témoins, par l’intermédiaire du Président. Le mode d’administration de la preuve est libre à l’inverse des systèmes de droit coutumier où il existe des règles strictes de la preuve. Les plaidoiries finales des avocats revêtent une importance particulière dans ce modèle.
II- Les CAE dans l’affaire Hissène Habré
C’est selon une longue procédure que les Chambres Africaines Extraordinaires sont nées. Cette procédure présente une caractéristique particulière. A sa naissance, les CAE ont joué un rôle primordial dans l’affaire Hissène Habré.
A- La longue procédure de naissance des CAE
Les Chambres africaines extraordinaires sont une juridiction hybride ad hoc située à Dakar au Sénégal et chargée de poursuivre les auteurs présumés de crimes internationaux commis au Tchad durant le régime de Hissène Habré. Elles ont été établies par un accord entre le Sénégal et l’Union africaine en date du 22 août 2012[25], qui a conclu un long travail des groupes de victimes et des organisations non gouvernementales en faveur d’un procès des cadres du régime. Son processus de création s’est manifesté par différentes étapes et en raison de plusieurs circonstances qu’il convient de peaufiner.
Hissène Habré était le président du Tchad, de 1982 jusqu'à ce qu’il soit renversé en 1990 par Idriss Déby Itno, le président actuel. Habré s’est réfugié au Sénégal en 1990 où il vit en exil depuis lors[26].
Une Commission d'Enquête tchadienne a accusé en 1992 le régime de Habré de quelque 40 000 assassinats politiques et de l’usage systématique de la torture. La plupart des exactions furent commises par sa redoutable police politique, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), dont les directeurs rendaient des comptes exclusivement à Habré. Tous appartenaient au cercle étroit des proches de Habré et certains étaient issus de la même ethnie (Gorane anakaza), voire de la même famille.
En effet, après que le précédent président Hissène Habré fut chassé du pouvoir par l’actuel chef d’Etat, Idriss Déby Itno, une Commission d’enquête nationale fut créée et recommanda dans son rapport de 1992 que le président déchu et ses complices fassent l’objet de poursuites pénales pour les quelques 40 000 victimes et les actes de torture quotidiens qu’elle avait constatés. Ce rapport ne connut cependant aucune suite. Le 26 janvier 2000, des victimes soutenues par une association portèrent donc plainte devant le tribunal régional hors-classe de Dakar, où Hissène Habré s’était réfugié, pour actes de torture et de barbarie et crimes contre l’humanité. Il fut inculpé par le juge d’instruction mais, le 4 juillet 2000, la Cour d’appel de Dakar statua finalement que les juridictions sénégalaises n’étaient pas compétentes pour juger des faits commis à l’étranger.
Par ailleurs le 30 novembre 2000, des victimes devenues belges se tournèrent alors vers les juridictions belges en portant plainte contre Hissène Habré en vertu de la loi de compétence universelle. Après quatre années d’enquête, il fut inculpé de crimes contre l’humanité, crimes de guerre, actes de torture et violations graves du droit international humanitaire. Un mandat d’arrêt international fut délivré en 2005 et la Belgique adressa donc une demande d’extradition au Sénégal. Hissène Habré fut ainsi placé en détention par les autorités sénégalaises, avant d’être libéré après que la Cour d’appel de Dakar se fut déclarée incompétente pour statuer sur la demande d’extradition, décision ultérieurement confirmée par la Cour de Cassation[27].
Le gouvernement sénégalais choisit d’appeler à l’Union africaine de trouver une solution à ce dossier. En 2006, sur recommandation d’un Comité d’éminents juristes, l’UA donna mandat au Sénégal de juger Hissène Habré « au nom de l’Afrique »[28]. Le gouvernement du Sénégal accepta mais en 2009, alors qu’aucune poursuite n’était encore engagée, la Belgique - où une instruction était toujours ouverte - porta l’affaire devant la Cour internationale de justice. Le 18 novembre 2010, la Cour de justice de la CEDEAO, saisie par la défense de Hissène Habré, indiqua que le Sénégal ne pouvait organiser un procès que devant une juridiction « spéciale ou ad hoc à caractère international »[29]. La Cour internationale de justice considéra-t-elle dans une décision du 20 juillet 2012 que le Sénégal devait poursuivre ou extrader Hissène Habré « sans autre délai »[30].
Cette décision juridiquement contraignante intervint seulement quelques semaines avant la conclusion de l’accord entre l’Union africaine et le Sénégal portant donc création des Chambres africaines extraordinaires : les crimes commis au Tchad par le régime de Hissène Habré allaient faire l’objet d’une instruction sérieuse et de poursuites. Un comité de pilotage au sein duquel siègent l’UA, le Sénégal et le Tchad, mais également l’Union Européenne, l’Allemagne, la Belgique, les Etats-Unis d’Amérique, la France, le Luxembourg et les Pays-Bas, est intervenu pour soutenir financièrement les Chambres.
Ces chambres ont par la suite manifesté leur importance dans cette affaire par plusieurs actes et décisions.
B- L’évolution de l’affaire Hissène Habré
1- Les poursuites en cours devant les chambres Africaines Extraordinaires
Inaugurées le 8 février 2013, les Chambres africaines extraordinaires ouvrirent très tôt leur instruction. Après une première visite au Tchad, la Chambre d’instruction a inculpé Hissène Habré le 2 juillet 2013 pour crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre[31]. Il fut placé en détention provisoire le même jour. Le 13 février 2015, après une instruction de 19 mois, les juges ont conclu qu’il y avait suffisamment de preuves pour que Habré soit jugé pour crimes contre l’humanité et torture en sa qualité de membre d’une « entreprise criminelle commune » et crimes de guerre sur le fondement de sa responsabilité en tant que supérieur hiérarchique[32]. Par ordonnance, les juges de la Chambre d’instruction ont renvoyé Hissène Habré devant la Chambre d’assises pour y être jugé de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et torture[33].
Cependant, bien avant ses faits susmentionnés, il faut rappeler que les juges d’instruction ont eu accès à un nombre considérable d’éléments de preuve rassemblés par différentes sources durant les années qui suivirent la chute de Habré, notamment les résultats des enquêtes belge et tchadienne.
En 1992, une Commission nationale d'enquête au Tchad a accusé le régime de Habré d’usage systématique de la torture, a estimé à 40 000 le nombre d’assassinats politiques et a documenté les méthodes de torture employées. L’un des premiers témoins entendus par les juges d’instruction était le président de la Commission nationale d’enquête, un éminent juriste tchadien. De plus, les juges ont eu accès au dossier préparé par les juges d’instruction belges durant quatre ans, comprenant des témoignages de témoins et « d’insiders » qui travaillaient avec Habré, et des documents de la DDS.
Les quatre juges d’instruction ont surtout mené leur propre enquête approfondie durant 19 mois, et se sont basés principalement sur des preuves qu’ils ont eux-mêmes recueillies.
Le 3 mai 2013, le Sénégal et le Tchad ont signé un « Accord de coopération judiciaire » pour faciliter l’enquête des Chambres au Tchad.
Les juges d’instruction ont effectué quatre commissions rogatoires au Tchad en août-septembre 2013, décembre 2013 et mars 2014 et mai-juin 2014. Ils étaient accompagnés par le Procureur général et ses adjoints, ainsi que par des officiers de la Police judiciaire. Pendant leurs visites, les juges ont entendu près de 2 500 victimes directes et indirectes et des témoins-clefs comme des anciens membres du régime de Habré. Bien que l’Accord de coopération judiciaire permît aux juges d’instruction sénégalais de procéder à des auditions en l’absence de représentants des autorités tchadiennes, les juges ont choisi de ne pas le faire.
Les juges ont pris possession des archives de la DDS retrouvées en 2001 par Human Rights Watch, et en ont fait des copies. Parmi les dizaines de milliers de documents trouvés figurent des listes journalières de prisonniers et des décès en détention, des comptes rendus d’interrogatoires, des rapports de surveillance et des certificats de décès. Les dossiers détaillent comment Habré a placé la DDS sous son contrôle direct et comment il maintenait un contrôle étroit sur les opérations de la DDS. Une analyse des données pour Human Rights Watch, a révélé les noms de 1 208 personnes exécutées ou décédées en détention, et de 12 321 victimes de violations des droits humains. Rien que dans ces fichiers, Habré a reçu 1 265 communications directes de la DDS l’informant de la condition de 898 détenus.
Les juges ont également nommé des experts en analyse de données, en anthropologie médico-légale, en graphologie, sur le contexte historique du régime de Habré et sur la structure de fonctionnement et de commandement de son armée[34].
L’instruction des Chambres africaines extraordinaires a également conduit les juges d’instruction à rechercher l’inculpation d’autres individus ayant pris part au régime de l’ancien président Hissène Habré : des mandats d’arrêts internationaux furent donc émis contre Guihini Korei et Saleh Younouss - deux anciens directeurs de la police politique tchadienne, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS) ; Abakar Torbo, ancien régisseur du service pénitencier ; Mahamat Djibrine, ancien coordonnateur de la DDS ; et Zakaria Berdei, ancien conseiller spécial à la sécurité auprès de la Présidence[35]. Arrêtés en mai 2013 par les autorités tchadiennes, seuls Saleh Younouss et Mahamat Djibrine ont pu être localisés. Bien qu’ils soient en détention, le Tchad a toutefois refusé de coopérer avec les Chambres et de les leur remettre[36].
Ils sont en effet deux des accusés du procès qui se tient à N’Djaména sur la base de plaintes déposées par les victimes et leurs soutiens en 2000[37].
Idriss Déby Itno était le Commandant en Chef des forces armées de Habré pendant la période connue sous le nom de « Septembre Noir », au cours de laquelle une vague de répression meurtrière se déchaîna pour intégrer le Sud au gouvernement central. En 1985, Déby fut remplacé et, après une période d’études en France à l’Ecole militaire, il revint en tant que conseiller à la Défense avant de fuir le Tchad en avril 1989. Il est important de souligner que l’article 10 du Statut des Chambres dispose que « La qualité officielle d’un accusé, soit comme Chef d’État ou de Gouvernement, soit comme haut fonctionnaire, ne l’exonère en aucun cas de sa responsabilité pénale […] ». Les juges d’instruction étaient ainsi libres de poursuivre le président Déby pour des crimes internationaux présumés avoir été commis entre 1982 et 1990, mais ne l’ont pas fait.
En fin de compte, le 20 juillet 2015, le procès de l’ancien dictateur du Tchad, Hissène Habré, a commencé devant les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises. Il est jugé pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture. Les Chambres ont été inaugurées par le Sénégal et l’Union africaine en février 2013 pour poursuivre « le ou les principaux responsables » des crimes internationaux commis au Tchad entre 1982 et 1990, quand Hissène Habré était au pouvoir au Tchad. Après deux jours d’audience, le procès a été suspendu quand les avocats de Habré ont refusé de se présenter à la barre. La Cour a nommé d’office trois avocats pour représenter Habré et leur a donné 45 jours pour préparer la défense. Le procès devait reprendre le 7 septembre.
2- L’affaire Hissène Habré : un tournant pour la justice en Afrique
Avec le procès de Hissène Habré, pour la première fois, les tribunaux d’un Etat jugent l’ancien dirigeant d’un autre Etat pour des supposées violations des droits de l'Homme. C'est aussi la première fois que l’utilisation de la compétence universelle aboutit à un procès sur le continent africain. La « compétence universelle » est un concept de droit international qui permet à des tribunaux nationaux de poursuivre l’auteur ou les auteurs des crimes les plus graves commis à l’étranger, quelle que soit sa nationalité ou celle des victimes. Le journal Le Monde a décrit l’affaire comme un « tournant pour la justice en Afrique ».
Si les CAE réussissent à mener à terme le processus judiciaire relatif aux crimes commis par Hissene Habré, elle pourrait servir de modèle pour des tribunaux futurs destinés à lutter contre l’impunité sur le territoire africain. Elle pourrait s’imposer aussi comme une alternative viable à la compétence très contestée de la Cour Pénale Internationale en matière de violation grave du droit international.
Comme l'a démontré l'affaire Habré, la compétence universelle est un important filet de sécurité pour s’assurer que les personnes suspectées d'atrocités ne puissent jouir de l’impunité dans un Etat tiers quand ils ne peuvent être poursuivis devant les tribunaux du pays où les crimes auraient été commis ou devant un tribunal international.
Au cours des 20 dernières années, l’usage de la compétence universelle, notamment – mais pas exclusivement - par les juridictions de pays européens, est en progrès. Pour renforcer la lutte contre l'impunité pour les crimes les plus graves, il est essentiel que des tribunaux de tous les continents aient recours à la compétence universelle. L'Union africaine a encouragé ses Etats membres à adopter une législation donnant à leurs tribunaux nationaux une compétence universelle pour les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide et a pris des mesures pour initier un réseau de procureurs nationaux travaillant sur des cas de crimes de guerre. Plusieurs enquêtes ont été ouvertes en Afrique du Sud et au Sénégal sur le fondement de la compétence universelle.
[1] Statut des Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises pour la poursuite des crimes internationaux commis au Tchad durant la période du 7 juin 1982 au 1er décembre 1990
[2] Article 2 du Statut des Chambres Africaines Extraordinaires
[3] En vertu de l'Article 2 du Statut, les Chambres africaines extraordinaires sont composées d'une Chambre d'instruction au sein du Tribunal Régional Hors Classe de Dakar, une Chambre d'accusation, une Chambre d'Assises et une Chambre d'assises d'Appel, ces trois dernières au sein de la Cour d'Appel de Dakar.
[4] Article 11-1 du Statut des CAE
[5] La Chambre africaine extraordinaire d’instruction dissoute après l’ordonnance de renvoi en procès du 13 février 2015 était composée de quatre juges d’instruction titulaires de nationalité sénégalaise et deux juges suppléants de nationalité sénégalaise nommés par le président de la Commission de l’Union africaine sur proposition du ministre de la Justice du Sénégal. Jean Kandé, président de la Chambre africaine extraordinaire d’instruction
[6] Article 11-2 du CAE
[7] La Chambre africaine extraordinaire d’accusation de la cour d’appel de Dakar dissoute après l’ordonnance de renvoi en procès du 13 février 2015 était composée de trois juges titulaires de nationalité sénégalaise et d’un juge suppléant de nationalité sénégalaise nommés par le président de la Commission de l’Union africaine sur proposition du ministre de la Justice du Sénégal. Assane Ndiaye, président de la Commission de l’Union Africaine.
[8] Article 11-3 de la CAE.
[9] La Chambre africaine extraordinaire d’assises est composée de quatre magistrats. Conformément au Statut qui prévoit qu’elle soit présidée par un ressortissant d’un Etat membre de l’UA, non sénégalais, c’est le magistrat burkinabé Gberdao Gustave Kam, qui a été nommé président de la Chambre d’assises. Le président et ses trois assesseurs Sénégalais, dont deux titulaires et un suppléant sont tous nommés par le président de la Commission de l’Union africaine sur proposition du ministre de la Justice du Sénégal.
[10] Article 11-4 de la CAE.
[11] Article 11-5 de la CAE.
[12] Article 12 de la CAE.
[13] Mbacké Fall, procureur général des Chambres africaines extraordinaires.
[14] Les Chambres africaines extraordinaires sont assistées de six greffiers titulaires et de trois suppléants, nommés par le ministre de la Justice du Sénégal. Me Ndeye Macoura Diop Cissé, greffier principal des Chambres africaines extraordinaires
[15] Il est assisté d’un responsable administratif et financier et par la Cellule de communication des CAE. Cire Aly BA, administrateur des Chambres africaines extraordinaires.
[16] Article 3 du Statut de la CAE.
[17] Article 37 du Statut de la CAE
[18] Article 4 du Statut de la CAE.
[19] Article 9 du Statut de la CAE.
[20] Article 16 du Statut de la CAE.
[21] Article 10 du Statut de la CAE.
[22] Article 20 du Statut de la CAE.
[23] Article 17 du Statut de la CAE.
[24] Article 18 du Statut de la CAE.
[25] Accord entre le gouvernement de la République du Sénégal et l’Union Africaine sur la création de Chambres Africaines Extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises, 22 août 2012 : http://www.chambresafricaines.org/pdf/Accord%20UA-
[26] Une étude de 714 pages de Human Rights Watch établit que le régime de Habré s’est rendu responsable de milliers d’assassinats politiques et d’arrestations arbitraires et d’un usage systématique de la torture. Ce régime prit régulièrement pour cible les populations civiles, notamment au Sud (1983-1985), et différents groupes ethniques, comme les Hadjeraïs (1987) et les Zaghawas (1989-90), tuant et arrêtant en masse des membres de ces groupes lorsque leurs leaders étaient perçus comme des menaces au régime de Habré.
[27] Sénégal, Cour de Cassation, Première chambre pénale, Souleymane Guengueng et autres c. Hissène Habré, 20
mars 2001, Arrêt n°14 : https://www.icrc.org/applic/ihl/ihlnat.nsf/xsp/.ibmmodres/domino/OpenAttachment/applic/ihl/ihlnat.nsf/90E2 EFA1BB31189C1256B21005549B0/CASE_TEXT/Hissène Habré case - Decision of 20-03-2001.pdf
[28] Union Africaine, Décision sur le procès d’Hissène Habré et l’Union Africaine, 1-2 juillet 2006, Assembly/AU/Dec.127 (VII) : www.au.int/en/sites/default/files/ASSEMBLY_FR_01_JULY_03_JULY_2006_AUC_SEVENTH_ORDINARY_SESSION_DECISIONS_DECLARATIONS.pdf
[29] ECOWAS Court of Justice, Hissein Habre c. Republic of Senegal, 18 novembre 2010 (EN): www.asser.nl/upload/documents/20120419T034816-Habre%20Ecowa%202010.pdf
[30] CIJ, Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, 20 juillet 2012 : www.icj-cij.org/docket/files/144/17065.pdf
[31] Human Rights Watch, Sénégal: Hissène Habré inculpé, 2 juillet 2013:
*homicides volontaires, pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, enlèvement de personnes suivi de disparition et torture constitutifs de crimes contre l’humanité commis sur les populations civiles, les Hadjeraï, les Zaghawa, les opposants et les populations du sud du Tchad ;
*torture ; et
*crimes de guerre d’homicide volontaire, de torture et traitements inhumains, de transfert illégal et détention illégale, d’atteinte à la vie et à l’intégrité physique.
[33] CAE, Chambre d’instruction, Ordonnance de non-lieu partiel, de mise en accusation et de renvoi devant la Chambre africaine extraordinaire d’assises, 13 février 2015 :
[34] Patrick Ball du Human Rights Data Analysis Group a mené une étude sur la mortalité dans les prisons du régime de Habré. Selon ses conclusions, la mortalité dans les prisons pour la période étudiée était « des centaines de fois plus élevée que la mortalité normale des hommes adultes au Tchad pendant la même période » et « substantiellement plus élevée que celles des pires contextes du vingtième siècle de prisonniers de guerre » tels que les prisonniers de guerre allemands détenus dans les geôles soviétiques et les prisonniers de guerre détenus au Japon. Les experts de l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale ont mené des exhumations sur un certain nombre de sites susceptibles d’abriter des charniers. A Déli par exemple, au sud du Tchad, lieu d’un supposé massacre de rebelles non armés en septembre 1984, les experts ont localisé 21 corps, presque tous des hommes en âge d’être des militaires, majoritairement tués par balle. A Mongo, au centre du Tchad, les experts ont découvert 14 corps résultant d’un autre massacre survenu en 1984.
Un graphologue désigné par les juges a analysé les documents supposément écrits ou signés par Habré. Il a par exemple confirmé que c’est bien Habré qui a répondu à la demande du Comité International de la Croix Rouge de procéder à l’hospitalisation de certains prisonniers de guerre, en écrivant « Désormais, aucun prisonnier de guerre ne doit quitter la Maison d’arrêt sauf en cas de décès. »
[35] Présentation des suspects : http://www.forumchambresafricaines.org/V1_ficae/les-accuses/.
[36] CAE, Communiqué de presse du 18 octobre 2014 : http://www.chambresafricaines.org/index.php/le-coin-desmedias/communiqu%C3%A9-de-presse/600-communiqu%C3%A9-de-presse-du-18-octobre-2014.html.
[37] Le Progrès, “27 présumés complices de Hissène Habré inculpés”, 24 octobre 2014 : http://www.forumchambresafricaines.org/V1_ficae/la-cour-criminelle-jugera-des-personnes-soupconnees-detre-desagents-de-la-dds/
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