L’ABUS DE DROIT ET LE TROUBLE DE VOISINAGE
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L’ABUS DE DROIT ET LE TROUBLE DE VOISINAGE

Peut-on abuser d'un droit ? - Ainsi posée la question appelle fatalement un débat théorique ou doctrinal dans lequel s'affrontent les conceptions philosophiques, morales, voire politiques du droit. On comprend dès lors que l'abus de droit ait été l'objet de l'une des controverses les plus aiguës de la doctrine et que le débat a été intense.

Mais le juge doit répondre à une question d'un autre ordre : le dommage qui a été causé à autrui par l'utilisation d'un droit doit-il toujours, quelles que soient les conditions ou les circonstances de l'exercice de ce droit, demeurer sans réparation ? En d'autres termes, “avoir le droit de...” cela exonère-t-il toujours le titulaire de ce droit de toute responsabilité à l'égard des personnes à qui il a pu porter tort ? Ainsi posée, la question permet de savoir pourquoi la jurisprudence retient une conception très pragmatique de cette notion, conception presque rebelle à tout travail de synthèse, encore que la stabilité apparente de la construction prétorienne contraste avec la vigueur des disputes doctrinales.

La notion de trouble de voisinage est-elle ancienne. Il suffit de relire Jean de la Fontaine et sa fable du savetier et du financier, inspirée, dit-on, d'un arrêt du Parlement d'Aix-en-Provence qui avait eu à connaître d'une plainte d'un avocat troublé dans son travail par les chansons de son voisin ouvrier. Plus près de nous encore deux décisions de la Cour (impériale, puis royale) de Metz du 10 novembre 1808 qui, à propos d'émanations insalubres et désagréables provenant de l'exploitation d'un teinturier, considéraient qu'“il est permis à chacun de disposer de sa propriété comme il lui plaît, mais sans cependant nuire à autrui”.

Les juridictions inférieures ont vite admis le principe de la réparation des inconvénients excessifs de voisinage. Les lignes de force étaient déjà tracées et la philosophie générale de la jurisprudence dégagée. La consécration par la Cour de cassation ne devait pas tarder. La confirmation définitive du principe ne se fit pas attendre avec le prononcé d'une cassation au motif que si l'arrêt censuré s'était “expliqué sur les causes et l'intensité du bruit provenant de l'usine” , il avait cependant “exagéré l'application de l'article 1382 du Code civil [qui déclare que tout dommage mérite réparation] et violé l'article 544 [qui consacre la propriété pour un usage non prohibé] du même code en ne vérifiant pas qu'il fût, d'une manière continue, porté à un degré qui excédât la mesure des obligations ordinaires de voisinage”.

L’an dernier, lorsque j’habitais dans mon appartement londonien, je vivais au-dessus d’une banque qui avait décidé d’installer un système sophistiqué de climatisation. Pour ne pas perturber les employés et les clients, les travaux de réfection commençaient à 20h et se poursuivaient au-delà de 2h du matin avec une symphonie de coups de marteaux, de bruits de perceuse et autres outils sonores. Il s’agissait là sans conteste d’un trouble de voisinage mais est-ce encore un abus de droit sachant qu’en Angleterre les travaux de nuit sont permis par la loi ? et si oui lequel ? La réponse n’est pas simple car au fond peut-on nuire à son voisin sans commettre de faute ?

Dans cet exposé, je vais essayer de montrer que si historiquement troubles de voisinage et abus de droit ont été portés sur les fonts baptismaux par l’exercice du droit de propriété et par son interprétation jurisprudentielle, que s’ils ont fait route commune, ils se sont séparés dans le courant des années 1970 par la création par la Cour de Cassation d’une théorie autonome des troubles de voisinage, fondée notamment sur le régime de la responsabilité sans faute.

I. Abus de droit et troubles de voisinage : une naissance commune

a. L’abus de droit

Les controverses doctrinales sur la notion ont été intenses. La thèse finaliste de l'abus de droit est celle du Doyen Josserand qui, dans plusieurs ouvrages (De l'abus des droits, 1905 ; De l'esprit des lois et de leur relativité, 1939), a émis l'idée que l'abus de droit consistait en un détournement des droits subjectifs de leur fonction. L'abus de droit est inséparable de l'idée de l'existence d'une fonction sociale des droits subjectifs. Ceux-ci doivent lors de leur usage “demeurer dans le plan de la fonction à laquelle ils correspondent, sinon leur titulaire commet un détournement, un abus de droit”. Pour apprécier un éventuel abus, il convient donc d'apprécier le but en vue duquel la prérogative en cause a été accordée à son titulaire et d’examiner quels sont les mobiles qui ont animé le titulaire du droit.

Mais cette thèse a été fortement combattue et la notion même d'abus de droit a été niée. En effet pour Planiol la formule “usage abusif des droits” n'est qu'une logomachie. Et cette affirmation liminaire lui permet d'affirmer que la notion est dépourvue de sens : s'il y a abus, c'est qu'il n'y a pas de droit car “le droit cesse où l'abus commence” (Planiol, Traité élémentaire de droit civil).

À mi-chemin on rencontre la thèse moralisante de Ripert qui, s'il reprend l'idée de Planiol selon laquelle les droits ont un caractère absolu, ne s’en démarque en ne concluant pas à l'inutilité totale de l'abus de droit. L'exercice des droits, pour cet auteur, doit être conforme aux exigences morales de la conscience individuelle. La doctrine contemporaine semble avoir définitivement abandonné le terrain des principes pour concentrer son attention sur l'évolution jurisprudentielle.

Tout se passe en jurisprudence comme si les controverses qui ont agité la doctrine n'avaient eu aucune influence sur les tribunaux. Les différentes thèses sur l'abus de droit ont certainement paru trop théoriques et trop rigides aux juges ; ceux-ci n'ont pas entendu laisser sans réparation un dommage causé volontairement à autrui par l'utilisation dévoyée d'un droit.

Pour les tribunaux, l'abus de droit apparaît d'abord comme le moyen de réparation des conséquences de fautes commises par, ou à l'occasion de l'exercice d'un droit. La question que se pose le juge est de savoir si le préjudice allégué est la conséquence d'une faute commise dans l'exercice d'un droit et, donc, de nature à engager la responsabilité de l'utilisateur. Or ce qui fait problème, c'est de savoir quel degré doit atteindre la faute, en regard du droit concerné, pour que le dommage ouvre droit à réparation. De ce point de vue, on constate que la palette des fautes condamnables au titre de l'abus de droit s'avère très large, allant de l'intention nocive de l'auteur à sa légèreté souvent qualifiée de “blâmable”, en passant par la mauvaise foi, selon une appréciation plus ou moins subjective de la nature ou de la portée du droit en cause. Souvent la notion d'abus de droit abrite des fautes qui pourraient être aussi bien sanctionnées comme manquements aux devoirs de loyauté ou au principe de bonne foi. C'est cette diversité des fautes constitutives d'abus de droit et la variété de leur qualification sous la même appellation qui donne au contrôle judiciaire toute sa souplesse et rend la synthèse particulièrement difficile.

La notion d'abus de droit, oeuvre prétorienne et objet de controverses doctrinales, a fait lentement son apparition dans les textes législatifs. À l'origine, du moins à celle du Code civil, on ne pouvait guère citer que l'article 618 précisant que “L'usufruit peut... cesser par l'abus que l'usufruitier fait de sa jouissance...”.

Plus récemment il est intéressant de noter le développement de la notion d'abus dans la législation relative aux relations contractuelles. Outre les nombreuses dispositions réputant telle ou telle clause “non écrite” (par exemple en matière de baux, L. 6 juill. 1989), c'est la condamnation générale des clauses abusives qui marque nettement l'introduction de la notion d'abus dans le droit des contrats. Le statut juridique des clauses abusives peut apparaître comme une illustration de la théorie de l'abus de droit mais il faut être vigilent à ne pas confondre action en responsabilité pour faute et appréciation judiciaire du contenu des engagements contractuels.

Enfin on peut citer le Nouveau Code de procédure civile où la théorie de l'abus de droit a fait une entrée en force. Ainsi peut-on citer non seulement la condamnation des procédures abusives ou téméraires par référence à la responsabilité de l'auteur, mais aussi les sanctions d'une amende civile qui les accompagnent.


b. Application de l’abus de droit aux troubles du voisinage

La notion d’abus de droit est historiquement née des problèmes rencontrés lors de l’exercice du droit de propriété.

L'abus de droit a toujours été admis, même par ses plus farouches détracteurs lorsque l'exercice d'un droit est dicté par l'intention de nuire. C'est là assurément une hypothèse caractéristique d'abus de droit. Cette opinion a été défendue par Ripert ainsi que par Saleilles ou encore par Savatier qui écrivait que la question de l'abus de droit ne pouvait se poser que s'il s'agit d'un “droit de nuire à autrui”, tel le droit de concurrence ou celui d'agir en justice.

À l'origine - historique - est, en effet l'intention de nuire. La jurisprudence la plus ancienne concerne donc l'abus du droit de propriété. Mazeaud et Tunc évoquent le célèbre arrêt de la Cour de Colmar, 2 mai 1855, (Doerr c. Keller), condamnant à des dommages-intérêts un propriétaire qui avait élevé une fausse cheminée dans le seul dessein d'“enlever la presque totalité du jour qui restait à la fenêtre de son voisin”. Le second arrêt célèbre concerne la fameuse affaire où un propriétaire voisin d’une piste d’atterrissage de dirigeables a fait construire des pics de bois de 16m de haut surmontés de pics de fer. La Cour de Cassation a jugé que la construction de ces pics n’était motivée que par l’intention de nuire à la société Clément-Bayard qui fabriquait les dirigeables et a donc conclu à un abus du droit de propriété (art 544) dans un jugement du 3 août 1915.

L’abus de droit va donc se construire et se voir appliquer historiquement aux troubles de voisinage et notamment à l’abus du droit de propriété. Le couplage de la théorie de l’abus de droit et de celle des troubles de voisinage suppose une action conforme en apparence au droit mais viciée par l'intention de nuire qui constitue son mobile. Il relève de la responsabilité pour faute ou du fait des choses. La simple négligence « blâmable », maligne, sera-t-elle aussi invoquée comme une faute. Les exemples jurisprudentiels ne manquent pas. Ainsi la deuxième chambre civile de la Cour de Cassation a rendu un arrêt le 24 mai 1971 stipulant que « LES BRUITS FAITS PAR DES ENFANTS HABITANT AVEC LEURS PARENTS PEUVENT ETRE CONSIDERES COMME EXCEDANT LA MESURE DES OBLIGATIONS NORMALES DU VOISINAGE, DES LORS QU'IL EST RELEVE QUE CES ENFANTS FAISAIENT “A TOUTE HEURE ET PAR TOUS LES TEMPS UN BRUIT EPOUVANTABLE” QUI S'ENTENDAIT “TOUTES PORTES ET FENETRES FERMEES” DE LA MAISON DU VOISIN, QUE L'EPOUSE DE CELUI-CI AVAIT DU SUBIR DES CURES DE REPOS PAR SUITE DU TAPAGE INCESSANT MENE CHEZ SES VOISINS, NOTAMMENT PAR LES ENFANTS ET ENFIN QUE LE MAIRE AVAIT FOURNI UNE ATTESTATION, SELON LAQUELLE LES PLAINTES ETAIENT FONDEES ET DES INTERVENTIONS AVAIENT ETE FAITES POUR QU'IL FUT MIS UN TERME A CES ABUS. » La Cour de Cassation a donc confirmé la condamnation des parents négligents.

L’absence de motif légitime à agir constitue également une faute qui peut engager la responsabilité civile de celui qui la commet. La théorie de Josserand semble être mise en application mais en réalité un examen plus poussé de la jurisprudence révèle que le défaut d'intérêt ou de motif légitime apparaît non pas comme un critère d'abus de droit, mais comme un élément de preuve rendant vraisemblable la malignité des mobiles de l'auteur. L'absence de motif légitime établissant une présomption simple, il appartient au demandeur d'avancer avec suffisamment de pertinence que le titulaire du droit en cause n'avait aucun intérêt ou motif sérieux à l'utiliser comme il l'a fait. Quant au titulaire du droit, il lui incombera de rapporter la preuve de l'absence d'intention de nuire, ne serait-ce qu'en démontrant que son acte est justifié par un intérêt personnel, même moral, ou par un motif “sérieux et légitime”.

Historiquement cependant c'est sur le fondement de l'article 1382 que les premières condamnations ont été prononcées, les tribunaux estimant que, en causant un dommage, l'auteur avait dépassé les limites normales de son droit et, par conséquent, agi sans droit. La découverte de l'article 1384, des “choses que l'on a sous sa garde” et de la présomption de responsabilité qui s'y attache, a ouvert une autre voie, plus large, à la mesure de la généralité du terme de “chose”. Ainsi l'article 1384 trouva-t-il à s'appliquer, par exemple, à l'écroulement d'une falaise jusqu'à des “choses” moins palpables, des substances plus subtiles, telles que des vapeurs, des poussières, des fumées, les ondes sonores - autrement dit le bruit - et même les impulsions électromagnétiques - couramment appelées “parasites” - troublant la réception d'ondes radiophoniques.

Ainsi le premier alinéa de l'article 1384 a-t-il vocation à s'appliquer aux inconvénients provoqués par n'importe quelle chose, de sorte que l'on a pu se demander si la théorie des troubles de voisinage n'était pas appelée à se fondre dans la responsabilité du fait des choses. En fait, l'absorption n'a pas eu lieu. Devant les difficultés soulevées par des fautes telles que l’absence d’intérêt à agir qu’il faut prouver et les définitions de plus en plus vagues des choses que l'on a sous sa garde, la Cour de Cassation donna à la théorie des troubles de voisinage son autonomie dans le courant des années 1970.



II. L’affirmation de l’autonomie de la théorie des troubles de voisinage

a. « Nul ne doit causer à autrui un trouble de voisinage »

Une première étape vers cette autonomie a été franchie quand, par deux arrêts du 4 février 1971, la troisième chambre civile censure des décisions ayant subordonné la réparation du dommage à la preuve d'une faute, en considérant, au visa des article 544 et 1382 du Code civil que “si, aux termes du premier de ces textes, la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements, le propriétaire voisin de celui qui construit légitimement sur son terrain est néanmoins tenu de subir les inconvénients normaux du voisinage, en revanche il est en droit d'exiger une réparation dès lors que des inconvénients excèdent cette limite” . Toute référence à la faute est alors écartée, puisque la Cour de cassation censure une décision qui avait exonéré un propriétaire de sa responsabilité envers son voisin au prétexte qu'on ne saurait déduire une faute du seul fait de l'existence d'un dommage dépassant les inconvénients normaux de voisinage.

L'étape décisive est constituée par la proclamation aux allures solennelles du principe jurisprudentiel selon lequel “nul ne doit causer à autrui un trouble de voisinage” (Cass. 2e civ., 19 nov. 1986). En tout cas, tel sera désormais le visa, devenu traditionnel, dont use la Cour de cassation, éludant ainsi les références aux articles 544, 1382 et 1384 du Code civil. L'émancipation de la théorie des troubles de voisinage à l'égard de l'article 1382 est nette, les juges pouvant entrer en condamnation “sans avoir à rechercher une faute “ (Cass. 3e civ., 12 févr. 1992) ; elle est tout aussi clairement énoncée à l'égard de l'article 1384, déclaré “étranger à la réparation des troubles de voisinage “ (Cass. 2e civ., 20 juin 1990).

Cette conception a été largement reprise par les juridictions du fond. Ainsi comme le définit la CA de Paris dans un arrêt du 27 mars 1997 “la responsabilité pour troubles de voisinage est une responsabilité sans faute prouvée, qu'un trouble anormal de voisinage suffit, indépendamment de la preuve de toute faute (ou de la garde d'une chose) pour engager la responsabilité de son auteur”. Comme le dit la CA d’Aix en Provence le 1er mars 1997, il est bon de noter que “la responsabilité encourue par le propriétaire pour trouble de voisinage n'est pas une responsabilité subsidiaire, susceptible d'être mise en œuvre seulement à défaut d'application des articles 1382 et 1384 du Code civil ; elle concerne aussi les dommages accidentels et ceux qui ne sont pas continus”.

Sur le plan de la technique juridique, cette jurisprudence a pour conséquences, d'une part de dispenser le demandeur d'apporter la preuve d'une faute imputable au défendeur et, d'autre part d'interdire à celui-ci d'exciper, pour tenter de s'exonérer, de l'absence de faute. Nous le verrons dans la seconde sous-partie.

Il ne faudrait pas en déduire que les articles 1382 et 1384 sont bannis des actions tendant à obtenir réparation d'inconvénients excessifs de voisinage. Ils conservent leur place et toute leur efficacité. Il n'est pas rare que la condamnation soit fondée sur l'article 1382, ce qui pourrait faire douter que l'on soit véritablement en présence d'une responsabilité sans faute. D'ailleurs si l'on admet la responsabilité de l'auteur du dommage dès lors qu'il a occasionné un préjudice excédant les inconvénients normaux du voisinage et si l'on définit la faute quasi-délictuelle comme un écart de conduite, comme la prise d'une attitude que n'aurait pas adoptée “le bon père de famille” placé dans les mêmes conditions, on est bien obligé de constater le flou de la frontière séparant la responsabilité pour faute et la responsabilité dite “sans faute”.

Malgré tout, c’est le régime de responsabilité sans faute qui prévaut largement en matière de troubles du voisinage, la seule exception au principe étant celle qui résulte des termes du second alinéa de l'article 1384 relatif à la communication d'incendie.

Ce principe de responsabilité sans faute va avoir un certain nombre de conséquences, notamment au niveau de la pratique juridique.


b. Les conséquences de l’autonomie de la théorie des troubles de voisinage

À partir du moment où le régime juridique a été orienté vers la responsabilité de plein droit, non seulement le demandeur ne doit pas être débouté au motif qu'il n'a pas démontré l'existence d'une faute imputable au défendeur mais encore, et surtout, certaines excuses ne sont plus recevables.

On peut examiner brièvement l’identité des parties propres à agir. S'interroger sur les “qualités” du demandeur en réparation d'un trouble de voisinage revient à poser la question de l'intérêt pour agir en responsabilité civile. Il n'y a rien là qui soit dérogatoire aux règles fondamentales du droit à réparation, puisque le dommage susceptible d'être indemnisé à ce titre doit être personnel et direct. De l’autre côté, il est évidemment loisible à celui qui prétend subir des inconvénients excessifs de voisinage d'en demander raison et réparation à l'auteur, quelle que soit sa situation au regard des lieux dans lesquels le trouble prend sa source : propriétaire, locataire, occupant à titre gratuit, fermier, exploitant d'un établissement industriel ou commercial, occupant sans titre, entreprises de travaux intervenant sur le fonds voisin, etc. On a donc élargi le domaine qui était limité sous la théorie de l’abus de droit au droit de propriété. En fait c'est le fondement de l'action qui peut prêter à discussion.

D’abord, on le sait, la présomption de responsabilité ne tombe pas devant la preuve de l'absence de faute. C'est une constante : l'allégation par le défendeur de l'absence d'une faute de sa part à l'origine du dommage est inopérante. Ainsi l'exploitant d'une cimenterie ne peut-il s'exonérer en établissant que l'usine est munie d'un équipement perfectionné de dépoussiérage (CCass 2e civ., 25 nov. 1971). Doit, dès lors, être censurée la décision qui, après avoir constaté l'existence d'un préjudice et le caractère anormal des nuisances, déboute néanmoins les demandeurs au motif que l'auteur du trouble n'avait pas commis de faute.

D’autre part, la prétention exprimée par le défendeur qu'il a agi légitimement, dans le cadre strict de son droit et en dehors de toute intention nocive ou d'abus, n'est pas susceptible de l'exonérer. Ainsi est-il jugé que l'exercice légitime du droit de propriété et l'absence de volonté de nuire à ses voisins sont des motifs insuffisants à caractériser l'absence de trouble (CCass. 3e civ., 27 nov. 1996). Quant au fait que l'installation en cause ne soit soumise à aucune réglementation spécifique, il est pareillement dénué d'intérêt. Il importe peu, par exemple, que le feu de bois dans une cheminée de pizzeria ne soit pas prohibé, si l'effusion des suies et des odeurs excède les inconvénients ordinaires de voisinage (CCass. 3e civ., 24 oct. 1990)

En outre, il est encore fréquent de voir l'auteur du trouble se prévaloir de l'obtention du permis de construire ou de toute autre forme d'autorisation administrative d'exploitation de son établissement pour tenter de faire échec aux prétentions du demandeur. La jurisprudence n'a jamais admis une telle excuse. Il est constant que le permis de construire est toujours délivré sous réserve du droit des tiers et qu'une autorisation administrative est donnée dans un intérêt public de salubrité ou de sécurité et ne saurait donc nuire aux tiers, de sorte que la régularité de l'autorisation ne permet pas au propriétaire ou à l'exploitant de s'exonérer de sa responsabilité pour trouble de voisinage.




Conclusion

La Cour de Cassation a désormais ancré le concept de trouble de voisinage ou d'inconvénients dans le droit de la responsabilité, soulagé de la tutelle du droit de propriété. La jurisprudence a en effet posé comme principe que “Nul ne doit causer à autrui un trouble de voisinage”, éludant ainsi la référence aussi bien à l'article 544 qu'aux articles 1382 et 1384 du Code civil et faisant de cette obligation une responsabilité de plein droit. Elle ne s'est guère préoccupée de ces questions théoriques de doctrine, aux prises qu'elle est toujours avec les conséquences des concentrations urbaines, du développement de l'habitat collectif, de l'industrialisation, de l'essor des divers modes de transports, de l'expansion des “grandes surfaces” dans des zones habitées, et de l'émergence d'une conscience “écologique” aussi bien individuelle que collective.

Il est en effet intéressant de noter que l'action en réparation d'inconvénients excessifs de voisinage est à l'origine du droit de l'environnement. Le concept n'a pas servi uniquement à trancher des querelles de voisinage, il a très tôt été utilisé pour tenter de réparer ou d'atténuer les conséquences d'installations ou d'exploitations créatrices de gênes ou de dérangements pour le proche voisinage. Force est cependant de constater que cette action est de portée limitée. Et ceci pour plusieurs raisons. Elle est, par essence, géographiquement bornée, même si la notion de voisinage accepte une certaine flexibilité. Enfin, et surtout, elle est individuelle et propre à celui qui subit les conséquences du trouble. C'est, comme le souligne Viney dans Le Préjudice écologique : “l'objection la plus impressionnante contre l'indemnisation du dommage écologique pur. Elle tient au fait qu'étant infligé à l'environnement lui-même, il ne présente pas un caractère « personnel ». Or, le droit français de la responsabilité civile n'appréhende les phénomènes nuisibles qu'à travers leurs répercussions sur les personnes et il ne reconnaît en principe qu'à la personne lésée le droit de demander réparation du dommage dont elle se prévaut”. En cela la théorie des troubles de voisinage est effectivement impropre à garantir une protection collective de l'environnement, et à réparer “le préjudice écologique pur”, c'est-à-dire celui qui n'a pas de répercussions immédiates et directes sur des personnes ou des biens déterminés.

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